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» LFR » Articles techniques » « Faut-il courir avant-pied ou attaquer talon? » : le faux dilemme de la technique de course

Un « faux dilemme » est un procédé de rhétorique qui consiste à n’offrir que deux alternatives déséquilibrées en omettant toute autre alternative pourtant possible. Il s’agit généralement de limiter le choix à deux alternatives qui ne sont pas réellement contradictoires. Au final, le choix est confisqué et la décision étriquée.

Un faux dilemme, par exemple en matière de course à pied, c’est résumer le débat sur la technique de course à la question toute simple : « faut-il courir avant pied ou attaquer talon? »…question qu’on voit reprise actuellement par quantité de vidéos sur Youtube.

De ce faux dilemme découle d’ailleurs un autre mécanisme appelé « nudge » (mot anglais à la mode qu’on peut traduire par coup de pouce) qui est une manoeuvre de persuasion plus ou moins masquée pour amener quelqu’un à adopter un certain comportement sans lui donner l’impression qu’on l’y oblige. Un nudge peut être positif (ex; faire en sorte que les gens polluent moins..) ou négatif (ex: augmenter les ventes de ses produits quel que soit leur réel intérêt). Un nudge peut être fait consciemment ou même inconsciemment et de bonne foi (comme sans doute ces personnes qui posent ainsi le débat sur la technique de course mais qui n’ont même pas idée qu’ils véhiculent un nudge, en croyant informer les coureurs).

Pourquoi cette question est-elle un faux dilemme, voire un nudge ?

 

Elle fait croire que la technique en course à pied se résume à un choix technique binaire (avant-pied ou attaque talon), ce qui est absolument faux car la pose de pied n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres de la technique et qu’il existe une palette bien plus large de pose de pied (y compris des différences biomécaniques très importantes entre réellement attaquer du talon et poser sous l’arrière du pied).

En fait, il existe beaucoup de poses de pied différentes (et pas uniquement deux) et elles doivent être analysées en conjonction avec d’autres paramètres (talonner à 150 pas/minute n’est pas pareil qu’à 190 pas/minute). En plus, le plus souvent l’analyse visuelle est trompeuse : beaucoup de coureurs visuellement talonneurs ne font qu’effleurer le sol avec le talon pour poser en fait médio-pied. La question ne suggère absolument pas une telle finesse d’analyse, bien au contraire.

D’ailleurs, un même coureur peut tout à fait avoir différentes poses de pied : en 2015, une étude scientifique avait ainsi démontré que le champion de trail, Kilian Jornet, alternait des poses de pied différentes tout au long d’une épreuve en s’adaptant aux conditions de course (vitesse) et de terrain (dénivelé) (voir graphique ci-dessous).

Les différents types de pose de pied de Kilian Jornet durant une course (2015)

Ce faux dilemme amène directement au seul argument que reprennent toutes ces vidéos : comme les coureurs sont très très peu à avoir une pose de pied avant-pied, cela veut dire que tous les autres doivent (soit bien plus que 80%) avoir une attaque talon.

Il est intéressant de remarquer que les études, qui tentent de classer les coureurs dans une certaine catégorie de pose de pied, sont en majorité réalisées uniquement sur une base visuelle et qu’ « attaque talon » signifie pour ces études visuelles : simplement toucher le sol en premier à un endroit qui se situe n’importe ou sous le dernier tiers arrière de la chaussure (voir photo ci-dessous).

Ainsi, n’importe quel coureur médio-pied avec une chaussure ayant un drop de 10mm touchera le sol plutôt sur le tiers arrière de la chaussure (mais avec la jambe fléchie et le pied proche du centre du gravité) ce qui n’a rien à voir avec ce qu’un coureur plutôt novice peut s’imaginer être l’attaque talon (planter son talon dans le sol en premier, l’avant du pied relevé, loin devant son bassin).

Evidemment, si on résume la technique de course à ce faux dilemme, le coureur va évidemment se convaincre qu’il court très bien avec son attaque talon et qu’il n’est absolument pas nécessaire de chercher à apprendre à mieux courir. En plus, il n’aura alors aucun mal à accepter qu’on lui conseille d’acheter des chaussures spécialement conçues et étudiées pour l’attaque talon (c’est à dire des chaussure à indice maximaliste élevé).

Au final, ce faux dilemme ne profite absolument pas aux coureurs, bien au contraire. Plutôt que lui apporter une information utile sur la technique de course qui pourrait réellement améliorer ses performances, il le conduit surtout automatiquement à acheter un certain type de chaussure à fort amorti en vous faisant croire que c’est le comportement normal à adopter. C’est fort regrettable car le sujet de la technique de course mérite tellement mieux.