Light Feet Running - Courir Léger

» LFR » Articles techniques » Le problème de la classification des « trois tiers » des types de foulées (Cavanagh et Lafortune)

Quantité de travaux scientifiques sur la biomécanique en course à pied classe les coureurs suivant leur type de pose de pied. Pour cela, la très grande majorité utilise la classification des 3 tiers conçue par deux chercheurs en 1980 (Cavanagh et Lafortune).

 

Cette classification divise la chaussure en 3 parties égales (chacune de 9,5cms pour cette Nike Streak taille 42): en vert, forefoot strike (FFS) (avant-pied), en orange midfoot strike (MFS) (médio-pied), en rouge rearfoot strike (RFS) ou HS (heelstrike) (qu’on a traduit en français plus ou moins judicieusement d’ailleurs par « attaque talon »). Les chercheurs se basent ensuite sur leur perception visuelle pour classer les types de foulées: par exemple, s’ils voient le coureur toucher le sol en premier sous la partie rouge, ils le classent comme un RFS (attaque talon).

On voit bien qu’en fait, cette distinction arbitraire ne correspond pas à la réalité de la technique de course. Ainsi, si l’on prend la zone ROUGE, le coureur aura une technique tout à fait différente suivant qu’il pose le pied plutôt sur l’arrière de la zone ou sur l’avant de cette zone. Sur l’arrière, il sera réellement en attaque talon (illustré par le triangle MARRON), alors que plus il se rapproche de l’aplomb de sa malléole et plus il devient en fait beaucoup plus médio-pied que talonneur. Ainsi, un coureur avec une technique médio-pied posera son pied en premier quelque part dans la zone de couleur MAUVE (et plus le drop de la chaussure sera élevé et plus il aura tendance à poser son pied vers l’arrière de cette zone). La zone médio-pied est donc beaucoup plus large que la zone de la réelle attaque talon: elle couvre beaucoup plus qu’1/3 de la chaussure (contrairement à la classification Cavanagh), en fait presque les 2/3.

En plus, l’utilisation du seul critère visuel augmente le caractère simplificateur de cette classification : cela peut donner des résultats erronés en grand nombre (j’ai eu des exemples de coureurs qui visuellement touchaient le sol sous le talon mais dont la semelle n’était absolument pas usée à cet endroit: ils ne font donc qu’effleurer le sol sous le talon, rien de plus et leur appui est en fait sur le médio-pied alors que visuellement ils devraient classer comme des attaqueurs talon.)

Heureusement, des chercheurs ont commencé à se rendre compte des défauts de cette classification simpliste de Cavanagh.

Dans une étude de 2014(*), des chercheurs ont établi que sur 108 coureurs qui attaquaient talon selon la classification Cavanagh, seulement 44 relevaient l’avant du pied avant le contact au sol (ce qui reste l’un des éléments caractéristiques principales d’une réelle attaque talon) (soit un taux d’erreur considérable de 60% pour la classification Cavanagh !).

Il est donc, par exemple, très grossier et imprécis d’affirmer que 80% des marathoniens attaquent talon comme le disent toutes les études qui utilisent la classification Cavanagh pour cela; si on applique le taux d’erreur de 60% précité, ce ne serait pas 80% mais seulement 32% des marathoniens qui attaqueraient réellement le sol du talon (triangle foncé sur l’illustration) : l’attaque talon ne serait donc pas la règle (contrairement à ce que beaucoup croit).

A cela, il faut ajouter que ce n’est pas tant la zone du pied qui touche le sol en premier que la dynamique du pied qui caractérise réellement le type de technique de course. Un coureur peut donc effleurer le sol avec le talon pour ensuite réellement exercer la première pression sur le médio-pied. Il serait pourtant classer comme attaquant du talon par la classification de Cavanagh. On a ainsi quantité de coureurs élites qui visuellement « talonnent » suivant les critères de Cavanagh alors même qu’ils courent avec des chaussures sans réelle protection sous le talon, ce qui tend à prouver qu’en fait, ils n’ont pas réellement d’attaque marquée du talon (Essayez d’aller vous réceptionner sur le talon avec une semelle très fine !).

Quelles ont pu être les conséquences du modèle hyper-simplificateur de Cavanagh ?

Dans la mesure où la quasi-totalité des chaussures de course à pied possèdent du drop, il est évident qu’énormément de coureurs qui ont réellement une technique médio-pied se sont retrouvés classés comme talonneurs dans quantité d’études scientifiques utilisant la classification de Cavanagh : si on prend par exemple un coureur qui suit les conseils de notre livre, et qui ramène son pied à plat vers l’arrière avant de toucher le sol, dès lors que son talon sera surélevé (du fait d’un drop supérieur à 8mm), il viendra nécessairement effleurer le sol à l’avant de la zone rouge en premier contact: il y a donc une quasi-certitude qu’il soit classé par Cavanagh comme un coureur qui attaque du talon alors que sa dynamique de pied est médio-pied. Le modèle de Cavanagh a donc créé des talonneurs qui n’en sont pas, et en très grande quantité.

Cette surestimation du nombre de coureurs attaquant du talon a très probablement incité les équipementiers à concevoir plus de chaussures à fort amorti, plus maximalistes. Elles ont sans doute motivé les équipementiers à proposer avant tout des chaussures faites pour des coureurs talonneurs.

Or, de telles chaussures étaient jusqu’à encore quelques années lourdes et avec du dénivelé (drop) et il a été prouvé que ce type de chaussures a justement tendance à favoriser l’attaque talon. On a donc créé des générations de talonneurs, là où, au contraire, il aurait fallu apprendre aux coureurs à mieux courir pour éviter cette attaque talon qui n’était même pas naturelle chez eux. On connaît le résultat : la course à pied est l’un des sports où en dépit des avancées technologiques on continue à se blesser statistiquement le plus. No comment !

Cette manière de classer les types de foulées des coureurs sur la base uniquement de ce critère des 3 tiers de la chaussure a aussi très probablement biaisé quantité de résultats d’études qui comparaient les effets ou conséquences de telle ou telle pose de pied (risque de blessures, meilleure économie, etc.). En effet, des coureurs ayant des biomécaniques fondamentalement différentes ont pu facilement se retrouver classés dans une même catégorie, comme on vient de l’expliquer.

En conclusion, un peu à l’image de l’homme qui, la nuit, cherche quelque chose sous un réverbère et à qui on demande pourquoi il cherche à cet endroit quelque chose qu’il n’a très probablement perdu là et qui répond que c’est parce que c’est là qu’il y a de la lumière, on a l’impression que certains chercheurs ont préféré choisir des classifications simples à utiliser au détriment évident de la réalité biomécanique.

(*) « Ankle plantarflexion strength in rearfoot and forefoot runners: A novel clusteranalytic approach » (de Gert-Peter Brüggemann et Joseph Hamill)