En course à pied, on entend continuellement l’expression « attaque talon ». Pour certains, elle serait même une technique de course en soi. Je vous renvoie à un billet précédent traitant de la question « Faut-il attaquer talon ou avant-pied ?« .
D’où vient cette expression ? Très probablement de la littérature scientifique dont tous les articles sont publiés en langue anglaise pour des raisons de commodité et d’universalité. Aussi, lorsque des études étudient la pose de pied des coureurs, elles utilisent toujours la même expression « heel striker » ou « to heel strike« . Cette expression a été traduite en français par erreur par « attaque talon ».
Il s’agit en effet d’une erreur car en anglais, le sens général de strike n’est pas l’attaque mais la frappe. « To strike » signifie « frapper« . Donc, si on veut être précis, « heel striker » devrait être traduit par « frappeur du talon » et non pas par « attaqueur du talon ». On devrait donc parler d’un coureur qui frappe le sol avec son talon plutôt qu’on coureur qui attaque le sol avec le talon.
Qu’est-ce que cela change ? De notre point de vue, plusieurs choses:
D’abord, attaquer implique un mouvement forcément actif et déterminé. Attaquer sous-entend clairement une intention et ne peut pas être passif. On ne peut pas attaquer passivement ou même par inadvertance. Quand on attaque, c’est qu’on accompagne forcément son geste d’une intention claire. Quand on dit qu’une personne vous a attaqué, il n’y a pas de doute sur l’intention de cette personne.
En revanche, quand on utilise l’expression « frapper », c’est plus ambigue. On peut frapper de manière intentionnelle mais aussi par inadvertance. « Il m’a frappé au visage » peut signifier autant un geste intentionnel que fortuit ou accidentel.
Quand on tire d’une étude scientifique que 80% des coureurs « heel strike » et qu’on traduit par « attaquent du talon », cela semble bien dire que 80% des coureurs courent avec une technique dont l’objectif est de taper le sol avec le talon en premier. On en déduit donc qu’il y aurait donc une technique de course impliquant l’action volontaire et intentionnelle d’attaquer le sol avec le talon. Or, on peut affirmer que c’est totalement contraire à la réalité. Je ne connais pas de coureurs qui cherchent intentionnellement à venir frapper le sol avec le talon (au delà d’une vitesse proche de celle de la marche). Ce sont les marcheurs qui eux ont une telle technique (ex: en marche athlétique). Posez-vous la question, en particulier si vous êtes un coureur talonneur : cherchez-vous réellement et consciemment à venir attaquer le sol avec le talon quand vous courez à bonne vitesse ? Et même essayez lors de votre prochaine sortie à le faire intentionnellement: essayez de courir en vous forçant à venir bien attaquer le sol avec le talon. Je pense que vous ne tiendrez pas dix mètres (sauf à courir sur des surfaces très meubles, ex: sable fin en descente). D’ailleurs, cette question a déjà été traitée par une étude scientifique dans la mesure où, après avoir constaté que 80% des marathoniens attaquaient du talon (sic), une étude scientifique avait interrogé les coureurs et une faible proportion déclarait qu’ils avaient l’impression de « heel strike » (c’est dire que beaucoup d’entre eux, non seulement n’avaient pas l’impression de toucher le sol avec le talon en premier et donc encore moins avec l’objectif de le faire).
D’ailleurs la notion d’attaquer le sol avec le talon est tellement particulière que certains experts ont inventé l’expression « pose du talon proprioceptive » justement pour bien différencier différentes manières de toucher le sol en premier avec le talon. Quand une étude explique que 80% des coureurs attaquent du talon, elle veut dire qu’une telle proportion de coureurs frappe le sol avec le talon (que ce soit une vraie attaque violente ou une pose douce).
Utiliser l’expression « attaque talon » a tendance à impliquer une idée fausse sur la technique de course à pied: quel coureur cherche intentionnellement à attaquer le sol avec le talon ? Si le coureur frappe le sol avec le talon, c’est uniquement la conséquence de son geste mais qui n’a pas pour but intentionnel de venir attaquer le sol avec le talon. L’image de la trottinette sera sans doute parlante pour beaucoup de coureurs: en course à pied, le geste se rapproche beaucoup de celui de la jambe en trottinette: on lance son pied vers l’arrière avant qu’il ne touche le sol, mouvement qu’on ne fait absolument pas en marchant. Essayer de faire de la trottinette en attaquant du talon et on en reparlera. Ainsi, oser écrire que les coureurs élites attaquent du talon (dès lors que visuellement on observe que leur talon touche le sol en premier avant tout autre partie du pied) est totalement abusif et inapproprié. Autre indice: tous les coureurs élites utilisent des pointes en athlétisme: essayez donc d’attaquer le sol avec le talon en pointes (sans aucun amorti sous le talon) ! La encore, c’est impossible. Donc l’expression « attaque talon » est fausse dans le sens qu’elle ne désigne absolument pas bien la réalité de l’approche du pied vers le sol avec le talon en premier comme le font les bons coureurs.
Or, comme disait Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde« .